Le gouvernement veut réintroduire les néonicotinoïdes pour sauver
les betteraves et voilà pourquoi il n’y a pas lieu de s’inquiéter
pour les abeilles ...
Atlantico
: Pour protéger les récoltes de betteraves de la
jaunisse, le gouvernement envisage de permettre
aux agriculteurs d’utiliser un insecticide interdit
depuis 2018, les néonicotinoïdes, accusés à l'époque d'être
nocifs pour les abeilles. Devons-nous nous inquiéter pour les
abeilles ? Connaissons-nous les effets réels des néonicotinoïdes
sur l'environnement ?
Marcel
Kuntz : Les néonicotinoïdes sont une famille
d’insecticides dont le nom indique qu’ils ont une structure
chimique dérivée de la nicotine. Il s’agit en fait de molécules
différentes et qui n’ont pas toutes la même toxicité pour les
insectes non-ciblés comme les abeilles. Les études d’évaluation
des risques ont donc été réalisées pour chaque molécule
individuellement. La situation n’est pas pour autant simple :
il existe des études qui indiquent un risque pour les
pollinisateurs, dont les abeilles, d’autres au contraire suggèrent
l’inverse. Ainsi une étude publiée en 2019, sur un
néonicotinoïde, la clothianidine, interdite en France depuis le 1er
septembre 2018, a trouvé que les abeilles domestiques sont
relativement résistantes aux effets de la clothianidine dans une
situation agricole réelle.
De
plus, il faut distinguer le danger (un effet délétère, théorique,
établi en laboratoire par exemple) du risque. Ce dernier tient
compte des doses, en l’occurrence auxquelles les abeilles sont
exposées.
La
complexité du dossier a en outre plusieurs autres causes. Tout
d’abord les « pesticides » (comprendre « de
synthèse », pas ceux utilisés par l’agriculture
biologique…) ont fait l’objet de campagnes de la part de très
médiatiques associations d’opposants. L’idéologie du « pas
naturel, donc coupable » a largement infiltrée certains
scientifiques, devenus des militants anti-pesticides notoires.
Evidemment, certains n’accorderont pas non plus crédit aux études
des industriels. Un tel contexte ne permet pas d’y voir avec toute
la clarté souhaitable pour l’action publique…
Si
on s’en tient strictement à la science, des difficultés existent
aussi : on peut estimer la mortalité des abeilles, mais il peut
exister des effets dits sub-létaux, où les abeilles ne meurent pas
directement, mais perdent des capacités comme le sens de
l’orientation. Pour compliquer la question, la santé des abeilles
est affectée par le Varroa (une espèce d'acariens parasites),
Nosema (un protozoaire se développant dans l’intestin de
l’abeille), sans oublier des virus et des bactéries, ou encore une
nourriture pas assez diversifiée. Ces multiples facteurs sont
susceptibles d’affaiblir les abeilles, mais les insecticides
chimiques font souvent office de coupable idéal…
Jean-François
Proust : « Pourraient », c’est bien le
cas. La seule promesse d’action est celle d’un travail pour une
proposition de modification législative, au demeurant très
restrictive : strictement pour les producteurs de betteraves
(alors que d’autres productions ont exactement le même problème)
et limitée a priori à deux ans alors qu’il n’y a pas
d’alternative prévisible.
Les
néonicotinoïdes ont essentiellement été un bouc émissaire pour
les syndicats d’apiculteurs amateurs et les environnementalistes.
Avant l’interdiction des NNI, de nombreux agriculteurs
accueillaient les abeilles d’apiculteurs professionnels sans aucun
inconvénient. Les principaux risques sanitaires pour les abeilles
sont de très loin les parasites et maladies (varroa en tête), puis
le manque de biodiversité végétale dans certaines régions (donc
manque de fleurs à butiner), puis, dans certains cas où les
apiculteurs manquent de formation, les pratiques des apiculteurs
eux-mêmes.
Il
peut exister et il a existé des accidents liés à de mauvaises
pratiques lors des semis ou lors de pulvérisations d’insecticides
aux heures de butinage. Mais l’application de bonnes pratiques est
suffisante à assurer la santé des abeilles.
Concernant
l’environnement, comme tout produit phytosanitaire, les NNI doivent
être utilisés avec parcimonie et prudence. La principale
utilisation des NNI et la plus indispensable est celle qui est la
moins polluante : l’enrobage de semences implique une
utilisation à de l’ordre de quelques grammes par hectare, ciblée
sur la graine, seuls les insectes suçant la sève des jeunes plantes
que l’on souhaite protéger sont atteints par des doses toxiques.
C’est bien le but. En comparaison toutes les anciennes techniques,
encore autorisées, visant à protéger les jeunes plantes en
pulvérisation implique des doses de l’ordre de au moins 100
grammes par hectare et peuvent malencontreusement atteindre des
insectes non cibles.
Dans
quel cadre les néonicotinoïdes seront-ils utilisés ? Est-ce une
bonne proposition du gouvernement ?
Jean-François
Proust : La proposition du gouvernement est plutôt
bonne, oui, dans la mesure où elle est (enfin) guidée par le
pragmatisme et non par l’idéologie. Si elle aboutit, les NNI ne
seront utilisés qu’en enrobage des semences de betteraves pour une
durée a priori limitée à deux ans dans des conditions très
strictes. Ces conditions ne sont là que pour tenter d’amadouer les
environnementalistes, ce qui serait très surprenant… Toutes
ces restrictions ne font que conforter injustement la méfiance
envers les NNI qui ne méritent pas leur mauvaise réputation.
Marcel
Kuntz : Autant les interdictions de
néonicotinoïdes en 2018 étaient influencées par le souci de
plaire à la frange « écologiste » de l’électorat et
aux ministres appartenant à ce courant de pensée, autant il semble
que l’arbitrage gouvernemental a été favorable aux agriculteurs
cette fois-ci. Il est vrai que la réalité imposait le pragmatisme !
Les
insecticides sont ici utiles pour éviter la prolifération de
pucerons qui affaiblissent les plantes en les piquant pour se
nourrir. Ces pucerons transmettent également des virus, en
l’occurrence l’agent de la maladie de la « jaunisse »
qui peut toucher diverses plantes, dont la betterave. La « jaunisse »
réduit la quantité de chlorophylle, donc la capacité de la plante
de produire du sucre.
Il
faut préciser que le traitement par un néonicotinoïde ne
s’effectue pas par pulvérisation aérienne, mais par enrobage des
semences par le produit. La dérogation à l’interdiction des
néonicotinoïdes (prévue par la réglementation européenne) ne
pourra donc s’opérer que lors des prochains semis, soit vers le
mois de mars 2021 ; mais il fallait décider maintenant pour
anticiper le choix des semences (pour que les producteurs de semences
s’adaptent et pour que le choix des agriculteurs puisse s’exercer
en faveur de la betterave).
La
critique que l’on peut émettre est qu’il n’y a pas de solution
pour cette année. Le pis-aller : les pertes de rendement de la
campagne 2020 (20 à 30 % de perte, certains parlent de 50%) pourront
donner lieu à une indemnisation dans le cadre du régime d’aide
réglementaire.
Il
faut aussi noter que les betteraves sucrières sont bisannuelles,
c’est-à-dire ne fleurissent pas la première année (où elles
sont récoltées), donc ne sont pas attractives pour les abeilles.
Seuls les résidus posent donc question : le plan du
gouvernement prévoit ainsi « l’interdiction de planter des
cultures attractives de pollinisateurs, suivant celles de betteraves
afin de ne pas exposer les insectes pollinisateurs aux résidus
éventuels de produits ».
Avant
de décerner des bons points au gouvernement français, il faut
mentionner que le gouvernement belge avait largement anticipé le
problème, puisque une telle dérogation est déjà effective depuis
deux ans dans ce pays !
Existe-t-il
des alternatives intéressantes et aussi efficace pour les
producteurs de betteraves ?
Jean-François
Proust : A l’heure actuelle, il n’existe pas
d’alternative crédible. Les autres insecticides utilisables
aujourd’hui sont :
-
nettement moins efficace
-
plus dangereux pour les abeilles- plus dangereux pour les
insectes non cibles
-
plus chers
Dans
quelques années, il n’est pas impossible que des insecticides à
base d’ARN interférent, très sélectifs de l’insecte cible,
voient le jour. Si tel est le cas, le problème des effets
indésirables des insecticides sera en grande partie résolu. Mais
ces insecticides n’en sont aujourd’hui qu’au stade du
développement. Etant donné les exigences réglementaires de l’UE,
et plus encore de la France, il est très peu probable que cette
technique soit utilisable avant une dizaine d’années.
Les
producteurs de betteraves, mais aussi d’orge, de noisettes, de
colza…, ne peuvent pas se permettre ce délai.
Marcel
Kuntz : Essayons tout d’abord de cerner le
désastre agricole, économique et social qui se profile en
conséquence de l’interdiction des néonicotinoïdes sur la
betterave (en gardant en mémoire le faible risque qu’ils posent :
les abeilles ne sont pas attirées par cette culture…), en
conjonction avec des conditions météorologiques favorisant la
prolifération des pucerons (le réchauffement climatique ne va-t-il
pas rendre cette situation habituelle ?).
Le
prix de vente étant déjà historiquement bas pour cette culture, si
suite aux difficultés pour mener leur culture les agriculteurs
abandonnent la betterave, les coopératives, sucreries,
sous-traitants vont disparaître. Les transporteurs des récoltes
vont aussi souffrir. Il y aura aussi des conséquences sur la filière
des biocarburants, des distilleries d’éthanol, et les éleveurs
qui utilisent les résidus (pulpes) comme alimentation pour leurs
animaux.
On
le voit, protéger les insectes utiles est une chose raisonnable,
mais qui doit tout aussi raisonnablement prendre en compte l’ensemble
de la réalité du terrain. Dans un tel contexte, des alternatives
seraient bien sûr bienvenues.
On
peut citer d’autres insecticides : l’un deux, le Teppeki, a
vu sa période de traitement être récemment autorisée de manière
plus précoce. Mais un seul traitement est autorisé, ce qui n’a
pas suffi. Certains fondent des espoirs sur le biocontrôle,
c’est-à-dire « l’ensemble des méthodes de protection des
végétaux qui utilisent des mécanismes naturels, en privilégiant
l’utilisation de mécanismes et d’interactions qui régissent les
relations entre espèces dans le milieu naturel ». C’est une
piste de recherche, très politiquement-correcte, mais pas
opérationnelle à ce jour en grandes cultures comme la betterave.
Dans ce cas, le problème est que les prédateurs des pucerons
arrivent trop tard, quand ces derniers ont déjà inoculé le virus.
Il
reste la génétique, c’est-à-dire utiliser des gènes de
résistance contre les pucerons et d’autres contre les virus.
Autrement dit, la plante se défend elle-même ! La sélection
génétique classique (par croisement) est possible, mais les
biotechnologies offriraient les options les plus innovantes. Oui mais
voilà, ce seraient des « OGM », et les écologistes les
ont diabolisés. Donc la recherche est impossible dans un tel
contexte idéologique, du moins en Europe.
Voir aussi en complément l'article de seppi, Betteraves, jaunisse et néonicotinoïdes : un bel exercice à quatre mains de MM. Marcel Kuntz et Jean-François Proust sur Atlantico.
Mise à jour du 19 août 2020. On lira
l’article
de seppi du 19 août 2020, très démonstratif et implaccable,
« Betteraves et néonicotinoïdes : la Confédération
Paysanne insulte les producteurs ».