Dans son métier d'agriculteur, on peut se sentir oppressé. Oppressé par le mauvais temps, la maladie de ses animaux. Oppressé par la fatigue, la liste longue comme le bras des choses à faire. Oppressé par ses banquiers, ses dettes à combler. Mais rien n'oppresse autant que le regard, inquisiteur, de tous ceux qui attendent le faux pas, l'erreur, pour nous blâmer.
Ce regard, il est partout. Il est dans le village où l'on passe en tracteur, le matin, pour aller travailler. Il est derrière ces rideaux, ces volets, là où des mains écrivent des courriers au maire pour qu'il arrête de laisser les engins passer, car ça fait du bruit, même le dimanche midi. Il est sur les réseaux sociaux, là où la haine se déverse plus vite que les propos mesurés. Il est dans les médias, où même les grands quotidiens nationaux adoptent des propos animalistes à tour de bras. Il est dans le discours politique, quand l'agriculteur est le bouc émissaire si facile à désigner. Il est, enfin, dans l'administration, celle qui demande des rapports, qui contrôle, qui punit.
Cette administration est bien fournie. 30.000 personnes au ministère de l'agriculture. 8200 collaborateurs au sein des chambres d'agriculture. 1200 salariés en SAFER. 16 000 salariés à la Mutualité sociale agricole. Les agriculteurs sont bien accompagnés. Et il est indéniable que le ministère, les chambres, la mutualité sociale sont des acteurs indispensables aux agriculteurs. Il serait idiot de le nier. Il est indéniable également que les normes sont utiles, pour encadrer l'action des agriculteurs, pour fixer le cadre dans lequel doit s'exercer cette activité si centrale, pour nourrir, pour protéger l'environnement. La vraie question néanmoins est jusqu'à quel point ces administrations, ces normes, servent l'agriculture française, et où elles commencent à servir leurs propres intérêts.
Car pour justifier son existence, l'administration doit avoir des normes. Des normes à produire, des normes à financer, des normes à contrôler. Normes environnementales, normes sociales, normes sanitaires. L'agriculteur, lui, il a besoin qu'on l'aide, pas qu'on lui dise quoi faire pour compliquer sa journée. Alors que les normes se multiplient, se contredisent, s'empilent, les journées, elles, ne s'allongent pas. Il ne reste à l'agriculteur qu'une chose pour faire face à la complexité : s'entourer encore davantage de conseillers, qui pour lui, à coups de modiques milliers d'euros, traiteront l'administration qui réclame l'attention à coups de réglementations. Et après, on se demande où part la compétitivité des exploitants français. Elle part là, en partie.
L'administration «administrante» de l'agriculture doit cesser. Planter une vigne, aujourd'hui, c'est trois déclarations différentes. Quand un bovin, en pleine pâture, perd une boucle d'oreille servant à son identification, son éleveur doit pouvoir le rattraper le jour même pour la remplacer. Essayez d'attraper un veau au milieu des Pyrénées, je vous regarde faire.
Quand un contrôle est réalisé, il faut se rendre disponible, le lendemain, au pied levé. Et si on avait prévu un rendez-vous médical ? Si la pluie vient et qu'on doit absolument partir semer ? Tout doit passer après l'obligation de rendre des comptes, à tout moment, sur tout, sans fin. Si un contrôle se déroule mal, on est sûr ensuite d'en voir dix autres arriver, sur tous les sujets. Doucement, vient le sentiment d'acharnement… Et les gestes désespérés. Ainsi, un agriculteur s'est suicidé le 3 octobre suite à un contrôle de l'Office français de la biodiversité (OFB). Ce geste, terrible, n'est pas de la responsabilité de l'OFB en particulier, ou des contrôleurs qui sont venus investiguer chez cet agriculteur. Il est néanmoins indéniable que le fait qu'un agriculteur se suicide chaque jour en France est indissociable de la pression qu'il reçoit de l'administration ou de l'opinion, qui dépasse un simple contrôle ou une seule contravention. C'est l'omniprésence, la surabondance, qu'il faut aujourd'hui stopper.
Insidieusement, le métier d'agriculteur revient ainsi, en bonne partie, à rendre des comptes. Progressivement, l'agriculteur apprend à se justifier. Mais se justifier de quoi, précisément ? De nourrir les Français, le monde entier ? De cultiver des sols qui lui appartiennent, tandis que la majorité des Français vit sur du béton toute la journée ? De participer activement à la captation du CO2 par les prairies, ou à la protection de la biodiversité par les zones humides, les estives, qu'il entretient ? Alors c'est vrai, tout n'est pas parfait. Mais imaginez un seul instant que dans votre travail, dans votre quotidien, de jour comme de nuit, à longueur d'année, on vous demande la perfection dans ce que vous réalisez. Imaginez un peu, et demandez-vous si ce serait supportable. Car c'est ce qu'on exige à présent de l'agriculteur français.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.